« Le Bonheur et le Mal arpentaient paisiblement, côte à côte, le chemin de l'Existence menant à la Montagne Invisible, pour leur assemblée divine journalière, lorsque survint le Hasard. Ce dernier l'affirma : le Bonheur étant le but le plus désiré par chaque être normalement constitué, celui-ci devait marcher devant le Mal sur le sentier de l'Existence. Mais alors le Mal se mit fort en colère. Son oeuvre perdurait dans le monde des Êtres Humains, cela lui donnait le droit, vu son importance, de marcher devant le Bonheur. De cette manière la discussion en vint à s'envenimer, le Hasard, d'abord pris à témoin par les deux partis, se mettant bientôt à regretter ses paroles inconsidérées, car elles venaient de brouiller de respectables personnages. Finalement le Hasard se déclara incompétent dans la tâche de juge confiée à lui par le Bonheur et le Mal, et en appela au Maîstre, celui-ci tranchant le conflit pour toujours et à jamais. Aux divinités ayant amené la discorde aux portes de la Montagne Invisible, il ordonna l'exil dans le monde des hommes. Le Bonheur s'installa dans le ciel, le Mal sur la terre, et le Hasard nulle part et en tous lieux. Quant à la voie menant à la Montagne Invisible, il en laissa libre l'accès afin de permettre à chaque Être Humain de pouvoir y parvenir par le sentier de l'Existence. (...) La Jeunesse et la Vieillesse étaient de bons amis, ripaillant et festoyant souvent dans les joyeuses auberges de Môt, au pied de la Montagne Invisible. Ils étaient unis comme les doigts de la main, et l'on disait fréquemment d'eux qu'ils étaient feuilles de la même branche. Un jour où ils arrosaient avec moult hanaps d'hydromel le millénaire d'une divinité stellaire, il survint dans l'auberge une créature inconnue, jamais vue à ce jour et tout à fait fascinante pour les deux divinités. Elles désirèrent aussitôt la parer de leur qualité, positivement subjuguées. Ce nouveau venu était un Être Humain. Ce dernier tout aussi impressionné par la prestance et l'allure des deux divinités ne parvint pas à choisir entre elles, et demanda à bénéficier de leurs qualités respectives, à savoir la fougue et la vitalité de la Jeunesse, joint à l'expérience et au savoir de la Vieillesse. Les deux dieux acceptèrent, à contrecoeur : mais leur longue amitié en fut brisée à jamais. Depuis ce jour, ils s'évitent continuellement, et lorsque la Jeunesse prend possession d'un Être Humain, la Vieillesse est absente. Lorsqu'elle consent à venir, la Jeunesse s'en va. (...) Le Rire et les Larmes étaient d'honnêtes et braves pêcheurs, exerçant leur métier dans l'Océan des Âmes Damnées entourant le Royaume de la Félicité Céleste. Quotidiennement ils retiraient de leurs filets de lourds et noirs Péchés, de petits et moyens Mensonges, de grosses Erreurs. Ils les revendaient à la Mort, dans les bas quartiers de Môt, et celle-ci les redistribuait elle-même aux Êtres Humains. Bientôt pourtant les deux pêcheurs en vinrent à s'attrister de contribuer ainsi aux malheurs des hommes et, un beau jour, bourrelés de remords, ils finirent par s'en entretenir avec la Mort. Celle-ci consentit aisément à faire quelque chose en leur faveur. Car la Mort est une des divinités les plus aimables et attentionnée du Royaume de la Félicité Céleste. Cette dernière dépêcha dans le monde des Êtres Humains les deux pêcheurs, afin qu'ils puissent leur venir en aide dans la vie quotidienne. Ainsi, lorsque l'occasion s'en présente, le Rire appelle le Bonheur dont il est le serviteur, et les Larmes, lorsque le Malheur s'en vient à passer, permettent d'en atténuer le chagrin. »