« C'est avec le plus grand détachement que, depuis trente jours, Sandrila Robatiny se laissait mollement dériver sur le fleuve paisible de son introspection. Les événements, plus ou moins importants, de sa longue existence apparaissaient sur la berge de ce périple intérieur. Son état mental, dépouillé de toutes émotions, rendait possible une observation objective des méandres de sa vie. Elle n'avait jamais eu autant de temps pour penser à elle-même, pour pêcher dans les profondeurs abyssales de sa mémoire, pour se souvenir de ses choix, de ses hésitations, de ses états d'âme… L'édification de Génética Sapiens avait brûlé cent soixante-dix années de sa vie comme un astronef brûle son carburant pour se hisser sur orbite.
Durant ces trente jours, au fil de l'onde de ses souvenirs, elle avait assisté à la naissance de la souveraine qu'elle était devenue. Elle s'était revue enfant, misérable, sale, affamée et
grelottante :
***
Des rectangles lumineux, dans la chair transie de la nuit.
Des rectangles lumineux, à travers la brume de son haleine.
Des rectangles lumineux, qui la fascinaient, qui l'obsédaient.
Le plus grand nombre d'entre eux se perchait en altitude, comme des rêves inaccessibles, mais d'autres étaient presque au ras du sol. Quand elle arrivait à s'assoupir, dans un recoin de la gigantesque ville, sous un porche, ou le dos en appui dans un angle pour s'abriter du vent, elle rêvait à ces rectangles lumineux, le menton sur la poitrine, le visage enfoncé dans le col, pour ne pas perdre sa chaleur ; malgré sa latitude relativement clémente, il ne fait pas si chaud à Marsa en hiver. Parfois, elle trouvait une place juste en face et pas loin d'un rectangle lumineux. Elle regardait, des heures durant, ce qui se passait à l'intérieur, jusqu'à ce que le sommeil tue sa faim.
Une nuit, emplie de rancœur, de toutes ses forces, elle avait jeté une lourde pierre dans un de ces rectangles lumineux. La vitre ne s'était pas brisée, mais quelqu'un avait ouvert la fenêtre pour voir ce qui se passait. C'était un homme. Il avait d'abord regardé à droite, puis tournant la tête, il avait vu la fillette responsable du méfait.
— C'est toi qui as fait ça ? avait-il demandé. »